DEUX ANS D'APPLICATION DE LA "LOI CONFORTANT LE RESPECT DES PRINCIPES DE LA RÉPUBLIQUE"
Au terme de deux années d’application de la loi contre le séparatisme, le rôle du juge administratif s’est révélé fondamental face à une loi à la fois nécessaire à la sauvegarde du vivre-ensemble mais potentiellement dangereuse pour les libertés d’association, de religion et de culte. Au fil de ses jurisprudences, le Conseil d’État semble tracer une ligne d’équilibre, qui demeure toutefois fragile.
Le 24 août 2021, le législateur français adoptait la loi n°2021-1109 confortant le respect des principes de la République, dite loi contre le séparatisme. Cette loi s’est inscrite dans une stratégie nationale de lutte contre le séparatisme religieux, annoncée pour la première fois par le Président de la République à l’occasion d’une allocution du 18 février 2020, intitulée Protéger les libertés en luttant contre le séparatisme islamique, et réaffirmée quelques mois plus tard, dans un nouveau discours présidentiel prononcé le 9 octobre 2020, intitulé La République en actes. Lors de ce discours, le Chef de l'État a fait de la laïcité le « ciment de la France unie », en posant une définition sur ce concept tant controversé : « La laïcité, c'est la liberté de croire ou de ne pas croire, la possibilité d'exercer son culte à partir du moment où l'ordre public est assuré. La laïcité, c'est la neutralité de l'État et en aucun cas l'effacement des religions dans l'espace public. ».
Au contraire, le séparatisme, concept qui s’est récemment substitué à celui de communautarisme dans le langage politique et le discours de presse, n’a pas été défini dans les allocutions présidentielles. Il convient de se référer au comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR), qui présente le séparatisme comme une idéologie qui aspire « à détruire ou à affaiblir la communauté nationale en vue de remplacer celle-ci par de nouvelles formes d’allégeance et d’identification en rupture avec la tradition démocratique et républicaine ». Le dictionnaire Larousse précise par ailleurs que le séparatisme est une démarche idéologique, « généralement religieuse », prônée par un groupe visant à « placer ses propres lois au-dessus de la législation nationale ».
Si le communautarisme, en ligne de mire des pouvoirs publics dans les années 2000 et 2010, qui se définit comme la « tendance d’une minorité à s’isoler du reste de la société et à revendiquer des droits particuliers », peut certes entamer le vivre ensemble, il ne constitue pas un danger pour l’ordre public. Il en va différemment du séparatisme, qui entend au contraire convaincre, convertir et répandre une croyance comme vérité absolue, y compris au moyen de la violence, qu’elle soit verbale, psychologique (prosélytisme coercitif, menaces ou intimidations) ou physique. L’assassinat du professeur d’histoire-géographie Samuel Paty, le 16 octobre 2020, ciblé pour avoir montré à ses élèves des caricatures de Mahomet issues du journal satirique Charlie Hebdo lors d'un cours d'enseignement moral et civique sur la liberté d'expression, a constitué la plus dramatique démonstration du risque séparatiste, qui affecte libertés, laïcité et vivre ensemble. Ce tragique évènement, qui a bouleversé la France entière, a conduit le législateur à ériger en délit « le fait d'entraver, d'une manière concertée et à l'aide de menaces, l'exercice de la fonction d’enseignant » (article 10 de la loi contre le séparatisme).
À travers une centaine de dispositions (103 articles), la loi contre le séparatisme s’articule principalement autour de deux grands volets, le premier étant le développement d’un arsenal juridique contre le séparatisme (1), le second constituant une révision de la loi de séparation des Églises et de l’État du 9 décembre 1905, en vue de renforcer le contrôle des pouvoirs publics sur les cultes (2). Le juge administratif s’est illustré à travers diverses jurisprudences portant application et interprétation de la loi depuis son entrée en vigueur.
- La lutte contre le séparatisme : garantir le respect des principes républicains et du vivre ensemble
1° La généralisation des principes républicains au sein de tous les services publics (articles 1 à 11).
L’article 1er de la loi a élargi le principe de neutralité à tout service public, qu’il soit géré par une administration ou par une personne privée. Ainsi, les agents de toute entité exerçant une mission de service public se doivent de ne manifester aucune opinion politique ou religieuse, et de traiter de manière égale l’ensemble des usagers, dans le respect de leur liberté de conscience. Les agents ne peuvent par conséquent pas manifester leurs croyances politiques et religieuses, par leurs propos, leurs actes ou le port de signes distinctifs. Ont notamment été visés par ces dispositions, les chauffeurs de bus travaillant dans des sociétés en charge de transport public, les gardiens d’immeubles de logements sociaux ou encore les agents des caisses primaires d’assurance maladie et d’allocations familiales.
Par la création du déféré-laïcité, l’article 5 de la loi a offert aux préfets (représentants de l’État au niveau des départements) une nouvelle procédure d’urgence, leur permettant de saisir le juge administratif dans le cas où les collectivités territoriales prendraient des actes de nature à « porter gravement atteinte aux principes de laïcité et de neutralité des services publics ». Sont notamment concernés, l’organisation des services publics locaux, les délégations de service public ainsi que les recrutements au sein de la fonction publique territoriale. La première application de ce déféré-laïcité a abouti a une ordonnance du Conseil d’État prononcée le 21 juin 2022 . En l’espèce, alors que le maire de Grenoble avait pris un arrêté modifiant le règlement des piscines municipales en autorisant, sans le nommer, le burkini, le préfet de l’Isère a saisi le juge administratif d’un déféré-laïcité afin d'obtenir la suspension de l’arrêté du maire de Grenoble auquel il reprochait « de céder à des revendications communautaristes à visées religieuses ». En première instance, le tribunal administratif de Grenoble a donné droit au préfet et suspendu l'article litigieux de l’arrêté municipal autorisant le port de tenues de type burkini. Saisi en appel par la mairie de Grenoble, le Conseil d’État a confirmé la décision du tribunal administratif, considérant que la délibération municipale en question portait atteinte à l'égalité de traitement entre les usagers et au principe de laïcité du service public. Pour l’heure, deux ans après l’entrée en vigueur de la loi, une seule autre application du déféré-laïcité a été réalisée, aboutissant à une ordonnance du tribunal administratif de Montreuil en date du 17 février 2023. En l’espèce, le préfet de Seine-Saint-Denis avait déféré au juge une délibération du conseil municipal du Bourget approuvant la cession d’un terrain à l’association Union des musulmans du Bourget, en vue de la construction d’un édifice cultuel, à un prix de 10% inférieur à la valeur estimée du terrain, ce que le préfet dénonçait comme une aide financière déguisée à une association cultuelle, illégale au sens de la loi de séparation de 1905. Constatant le coût important de la remise en état du terrain, le tribunal administratif a conclu à la légalité de la délibération attaquée et rejeté le déféré-laïcité.
2° L’avènement d’un contrat d’engagement républicain (CER) liant associations (articles 12 à 23) et fédérations (articles 63 à 67) à l‘État.
L’octroi de subventions publiques aux associations et fédérations est désormais conditionné à la signature préalable d’un contrat d’engagement républicain (CER) prévoyant sept engagements : le respect des principes républicains (et notamment de la laïcité), de la liberté de conscience, de la libre adhésion, du principe d’égalité et de non-discrimination, de la fraternité (prévention de la violence), du respect de la dignité humaine et, enfin, des symboles de la République. De même, la reconnaissance de l’utilité publique d’une fondation est soumise à la conclusion d’un CER. Sont notamment visées les associations et fédérations sportives et les associations cultuelles. Le Conseil d’État a été amené à statuer sur l’interprétation des termes du CER au sujet du respect du caractère laïque de la République et du principe d’égalité, à travers une ordonnance du 10 mars 2022. Dans cette affaire, le Planning familial de Saône-et-Loire avait été autorisé par le maire de Chalon-sur-Saône à installer un stand sur la voie publique afin de sensibiliser le public à l’égalité femmes-hommes. L’affiche créée par l’association pour promouvoir l’évènement faisait apparaître six femmes, l’une d’elles portant un voile. Prenant connaissance de ce visuel, le maire de Chalon-sur-Saône avait alors retiré son autorisation au motif que l’association avait méconnu les engagements du CER en portant atteinte au principe de laïcité. Le Planning familial a alors saisi le juge administratif d’un référé-liberté. En première instance, le tribunal administratif de Dijon a suspendu la décision de retrait et ordonné au maire de garantir la tenue de la manifestation, ce que le Conseil d’État a confirmé en appel, considérant que la seule circonstance que l’une des femmes représentées sur l’affiche porte un voile, « lui-même discret au sein du visuel et ne recouvrant pas le visage, une autre des silhouettes portant un turban africain ou d’autres ne portant pas de couvre-chef, ne saurait à l’évidence, compte tenu de la composition du visuel et de l’objectif d’universalisme qu’elle affiche ainsi clairement, être regardée comme traduisant une quelconque forme de prosélytisme religieux, de promotion, ou même d’approbation du port d’un tel voile ».
3° L’égalité de droits homme/femme (articles 25, 30, 35).
Les autorités administratives compétentes doivent refuser de délivrer ou retirer des titres de séjour aux étrangers polygames. Le contrôle des mariages forcés ou arrangés est renforcé et il est fait interdiction aux médecins de délivrer des certificats médicaux de virginité. En octobre 2021, le conseil national de l’ordre des médecins a pris acte de cette interdiction et signifié aux membres de l’ordre que la délivrance d’un certificat de virginité constituait une infraction pénale punie d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende au sens de l’article L. 1115-3 du code de la santé publique.
- L’actualisation de la loi de 1905 : contrôler le financement des cultes et renforcer la police des cultes
1° Le contrôle des associations cultuelles (articles 68-88) et notamment de leur financement (articles 75 à 79).
La loi a introduit le contrôle préalable des associations cultuelles (AC) par le préfet, rompant ainsi avec le principe de libre constitution, consacré par la loi de séparation de 1905. Il convient de rappeler qu’à la différence des associations de droit commun, les AC bénéficient de larges avantages fiscaux, cette différence de traitement étant notamment invoquée pour justifier ce nouveau contrôle. Le préfet de département est désormais chargé de vérifier la nature cultuelle de l’association pétitionnaire et la conformité de son objet à l’ordre public. Ce contrôle a priori rompt avec l’esprit de la liberté d’association, consacré par voie législative dès 1901 et réaffirmé par le Conseil Constitutionnel en 1971. En pratique, au regard des prérogatives reconnues au préfet, ce contrôle pourrait entraver, ou du moins freiner la liberté d’association des groupements revendiquant une finalité cultuelle. Le préfet peut reconnaître le caractère cultuel pour 5 ans (un renouvellement sera ensuite nécessaire) ou exercer un droit d’opposition à l’enregistrement de l’association en tant que cultuelle. La loi introduit par ailleurs l’obligation faite aux associations cultuelles de déclarer les ressources provenant d’un État étranger à partir de 10 000€.
Le Conseil d’État s’est prononcé sur la légalité du contrôle préventif du caractère cultuel des AC par un arrêt du 22 décembre 2022, alors qu’il avait été saisi d’un recours en annulation du décret n°2021-1844 du 27 décembre 2021 mettant en application les dispositions de la loi contre le séparatisme relatives audit contrôle. En l’espèce, les requérantes, l'Union des associations diocésaines de France, la Conférence des évêques de France, la Fédération protestante de France, l'Union nationale des associations cultuelles de l'Église protestante unie de France et l'Assemblée des évêques orthodoxes de France, contestaient une atteinte disproportionnée à la liberté d’association et à la liberté de religion résultant du nouveau régime de déclaration préalable, insistant sur l’imprécision de la notion d’ « activités en relation avec l'exercice public d'un culte » qu’il était nécessaire de déclarer au préfet. Le Conseil d’État a écarté le recours, considérant d’une part que la notion d'activités en relation avec l'exercice public d'un culte pouvait être interprétée sans difficulté comme recouvrant « les activités telles que l'acquisition, la location, la construction, l'aménagement et l'entretien des édifices servant au culte, ainsi que l'entretien et la formation des ministres et autres personnes concourant а l'exercice du culte » et, considérant d’autre part que tant la loi française que la Convention européenne de sauvegarde de droits de l’homme admettaient des restrictions aux libertés d’association et de religion, dès lors que ces dernières étaient proportionnées au but légitime poursuivi. En l’espèce le contrôle préventif du préfet est implicitement reconnu comme proportionné au maintien de l’ordre public.
2° Un renforcement de la police des cultes (articles 80 à 87).
La police des cultes issue de la loi de séparation de 1905 est renforcée. Si un discours prononcé, affiché ou distribué dans un lieu de culte a vocation à inciter à la haine, à la discrimination, au racisme ou encore à l’antisémitisme, le préfet peut ordonner la fermeture du lieu de culte et sanctionner le prédicateur par une amende. Ce dernier fait par ailleurs objet de poursuites devant la justice pénale et encourt une peine d’emprisonnement de cinq années (contre six mois à deux ans avant la l’adoption de la loi n°2021-1109).
Après huit mois d’application de la loi, à l’occasion du débat de l’entre-deux tours des élections présidentielles, le Président de la République en exercice saluait le travail de surveillance des lieux et ministres des cultes réalisé par les préfets et soulignait l’importance de la loi contre le séparatisme qui était venue combler un vide juridique : « Sur 10 600 lieux de cultes il y en a 99 qui étaient suspectés justement de séparatisme. Tous ont été mis sous surveillance - nos préfets et nos services font un travail extraordinaire - 23 ont été fermés grâce à cette loi, 36 ont changé et sont sous contrôle, les autres sont en cours d’examen. Avent cette loi on ne pouvait pas fermer une telle structure même si vous aviez un imam qui disait les pires choses. On ne pouvait fermer qu’avec des critères sanitaires. » (Emmanuel Macron, Débat télévisé de l’entre-deux tours des candidats à l’élection présidentielle, France 2, 20 avril 2022).
Le juge administratif peut être saisi par la voie du référé-liberté ou du recours pour excès des pouvoirs, des arrêtés préfectoraux ordonnant la fermeture de lieux de culte en application des dispositions de la loi contre le séparatisme. Il convient de citer pour illustration, l’ordonnance du Conseil d’État du 26 avril 2022, par laquelle la haute juridiction a estimé que la fermeture d’une mosquée située à Pessac, ordonnée par la préfète de la Gironde, au motif que l’association qui gérait cette mosquée avait publié sur internet des textes incitant au repli identitaire et contestant le principe de laïcité, ne pouvait être légalement justifiée dans la mesure où les publications litigieuses ne présentaient pas de provocation à la violence, à la haine ou à la discrimination. Cette affaire tend à souligner le risque potentiel que fait courir le dispositif de la loi n°2021-1109 sur le fragile équilibre entre liberté d’expression, liberté de religion et ordre public.
Au terme de deux années d’application de la loi contre le séparatisme, le rôle du juge administratif s’est révélé fondamental face à une loi à la fois nécessaire à la sauvegarde du vivre-ensemble mais potentiellement dangereuse pour les libertés d’association, de religion et de culte. Au fil de ses jurisprudences, le Conseil d’État semble tracer une ligne d’équilibre, qui demeure toutefois fragile.